Goethe
Observer le vivant pour le comprendre et pour agir en respectant sa
nature profonde, tel aura été un des leitmotivs de Goethe tout au long
de sa vie.
Que cela signifie-t-il ? Une approche vivante, une pensée vivante ?
Nombreux sont ceux qui s’élèvent contre la manipulation du vivant
(manipulation génétique, clonage, etc.) car ils sentent que l’on
transgresse certaines lois du vivant. Mais par contre les démarches
scientifiques proposant une méthode rigoureuse adaptée au vivant et
respectant son intégrité sont rares. Souvent on demande à un comité
d’éthique de décider. N’est–il pas possible de trouver une approche
scientifique éthique en elle-même ?
Goethe pensait cela possible et il a ouvert des pistes fécondes en ce
sens. Il écrivait tout jeune à propos de l’étude des papillons épinglés
dans les boites : « le pauvre animal palpite dans le filet et perd en se
débattant ses plus belles couleurs et même si on réussit à l’attraper
intact le voilà quand même pour finir épinglé rigide et sans vie ; le
cadavre n’est pas la totalité de l’animal quelque chose d’autre en fait
partie,… partie principale des plus principales : la vie(…). » Cela
signifie que l’étude d’un être vivant passe par l’étude de la vie.
Bref historique
Il est
important de comprendre l'urgence
de développer une approche que l’on peut qualifier de goethéenne.
Aristote peut être considéré comme l’ancêtre de la « phénoménologie » de
la nature : il attachait une grande importance à l’observation concrète des phénomènes de la nature, qui le conduisit à créer sa
théorie des quatre éléments, feu, eau, terre, air. Celle-ci, loin d’être
un schéma théorique comme on le pense souvent, est basée sur
l’expérience vécue de quatre aspects qualitatifs de la nature. S’appuyant sur ses observations, il distinguait les
différents règnes de la nature, avait compris que la matière elle-même
n’avait pas la faculté de produire la forme complexe d’un organisme. Il
fallait donc un autre principe, ou force, qu’il appela « eidos », image
originelle.
Plus
tard, à la fin du Moyen-âge, les sciences de la nature qui s’appelaient
alchimie, astrologie, médecin des signatures avaient une approche
qualitative des forces et des formes de la nature.
Des
auteurs comme Paracelse, grand voyageur et observant les différentes
formes que prennent les plantes dans différents milieux, cherchent à
saisir le « principe » du vivant alors que Descartes, au contraire,
réduit les plantes et les animaux à des automates, des machines. C’est
le début de la science analytique et des méthodes quantitatives (poids,
nombre et mesure), s’intéressant exclusivement à l’aspect matériel des
êtres vivants. Toutes les autres qualités (couleurs, odeurs, formes,
etc.) ont été considérées comme purement subjectives, c’est à dire
incapables de nous informer sur la nature véritable de la chose ou de
l’être observé.
L’approche scientifique dominante devint toujours plus matérialiste et mécaniste. Ce courant
scientifique dominant se développera pour aboutir aux progrès techniques
que l’on connaît, négligeant de s’intéresser à la nature spécifique du
vivant.
Cependant, au cours des cinq derniers siècles, un courant de
scientifiques et philosophes (que l’on commence à redécouvrir
aujourd’hui) poursuit cette approche du vivant, en particulier aux
XVIIIe et XIXe siècles. dans les pays de langue allemande se développa
une science qui remit à l’honneur l’observation des phénomènes dans
toute leur richesse, la Naturphilosophie. Un de ses plus grands
représentant est Goethe. Autour de lui et à sa suite un certain nombre
de scientifiques, poètes et philosophes développeront une école
goethéenne. On peut citer des noms comme Herder, C. G. Carus, Novalis;
Aux Pays-Bas, Louis Bolk, dans les pays nordiques, Steffens, etc. En
France aussi certains grands biologistes seront proches des recherches
de Goethe par certains aspects ; on peut citer Rousseau et Geoffroy St
Hilaire par exemple.
Le
positivisme, le darwinisme et le néo darwinisme triompheront ensuite
mais ce courant « goethéen » a continué de se développer ainsi que des
démarches proches comme celles d'Emerson ou Thoreau aux États-unis.
Un des
fondateurs de cette « phénoménologie de la nature » est Goethe
(1749-1832) qui développe une approche « adaptée à l'objet étudié »,
c’est-à-dire qu’au lieu d’appliquer à une roche, une plante ou un animal
la même méthode d’étude, il cherche, par une observation très fine des
phénomènes à tirer la méthode de l’objet étudié. (1) J. C. A. Heinroth
(1831) décrit la pensée de Goethe comme « gegenständlich », c'est-à-dire
objective, adaptée à l'objet et non plaquée. Le plus souvent, nous
projetons des modèles tout prêts en considérant par exemple une feuille
de plante comme un simple capteur solaire. Ce qu’elle est en partie
certes, mais pas seulement, sinon pourquoi aurait-elle des formes, des
couleurs, des parfums si complexes ? Ce n’est pas en réduisant la plante
à une machine qu’on pourra comprendre toutes ses manifestations mais en
développant une approche qualitative, en observant comment naissent
formes, couleurs, odeurs,…
Vers
la fin du XIXe siècle, Rudolf Steiner (1861-1925), futur fondateur de
l’agriculture bio-dynamique, est chargé de publier l’œuvre scientifique de Goethe. Il
approfondit cette approche et en décrit l’aspect méthodique dans
plusieurs ouvrages sur lesquels il s’appuiera pour la suite de ses
travaux. En hommage à Goethe et à son apport qu’il estime
fondamental pour les temps à venir, il donne le nom de Goetheanum à l’Université
libre qu’il crée au début du XXe siècle en Suisse, à Dornach, près de
Bâle.
A sa
suite, un certain nombre de scientifiques, essentiellement dans les pays
de langue allemande et anglaise, appliquèrent cette méthode à différents
domaines des sciences : botanique, zoologie, géologie, anthropologie,
optique, physique, etc.
Ces
derniers temps on constate un regain d’intérêt pour l’approche de Goethe
dans le cadre des nouveaux paradigmes scientifiques. Mais ce sont aussi
les recherches récentes de la génétique qui viennent confirmer les
travaux de Goethe sur la plante. De même, les travaux de Geoffroy St
Hilaire avec sa recherche du « type animal » – recherche commune avec
Goethe – et la thèse de Lamarck sur les caractères acquis ressortent de
l’oubli car les dernières découvertes semblent confirmer la justesse de cette
vision.
Pratiquer la
phénoménologie goethéenne
(extrait du livre allemand "Metamorphose -
Kunstgriff der Evolution" de Andreas Suchantke)
(extrait du livre allemand "Metamorphose -
Kunstgriff der Evolution" de Andreas Suchantke)
Un
des premiers obstacles à une approche phénoménologique du vivant est la
perte de la confiance dans la capacité de nos organes des sens à nous
transmettre la réalité du monde. En effet, la vulgarisation scientifique
dominante nous assène que toutes nos perceptions sensorielles sont de
pures illusions, des représentations d'une réalité que nous ne pouvons
pas atteindre.
Si je vois une fleur rouge, odorante et que j'admire sa couleur et son
parfum, que j'essaie de la comprendre, un scientifique ou un ouvrage de
botanique me dira : « mais non, le rouge que tu observes n'existe pas,
c’est une longueur d'onde en réalité (quelle réalité ?) et le parfum que
tu sens, qui t’emplit est en fait une somme de molécules. »
La plupart des perceptions de nos sens sont ainsi ramenées à des
longueurs d'onde, des molécules, et notre monde perd toutes ses
couleurs, senteurs, textures, sons, etc. De ce point de vue très courant
aujourd'hui, l'être humain serait enfermé dans une sorte de prison dans
laquelle son système nerveux lui apporte des signaux provenant d'un
corps et d'un monde extérieur inconnus. Il s'inventerait alors un monde
sensoriel avec des sons, des couleurs, des odeurs, des goûts, etc.
Goethe partait d'un approche toute différente. Il avait la certitude que
l'être humain ressent et fait l'expérience de son corps et, par son
intermédiaire, de la réalité sensible. Il nous incite à faire totale
confiance à nos sens dans la mesure où ils sont sains. Il affirme :
« L'homme est suffisamment équipé pour tous les vrais besoins
terrestres, s'il fait confiance à ses sens et les développent de manière
telle qu'ils restent dignes de confiance ». (Maximes en prose 3). Il va
même plus loin : "L'homme en lui-même, dans la mesure où il fait usage
de ses sens sains, est l'appareil physique le plus grand et le plus
exact qui puisse exister..." (Maximes en prose 13). Ceci peut paraître
exagéré à l'heure des microscopes électroniques. Mais il existe des
exemples très probants. On sait par exemple qu'un bon goûteur de vin
peut détecter des falsifications que l'analyse de laboratoire ne
détermine pas.
Goethe précise sa pensée en disant :"Les sens ne trompent pas, c'est le
jugement qui trompe." (Maximes en prose 4). En effet, on parle souvent
d'illusion des sens, mais en fait c’est la pensée, le jugement, qui se
laissent tromper, pas les sens.
Et il ajoute, refusant tout modèle explicatif, forcément réducteur :
« les faits seuls sont la doctrine (ou l’enseignement) ». (3)
Ainsi s'appuyant sur toutes les perceptions des sens qu’il exerce
pour les rendre toujours plus sensibles, il pratique une approche
« objective ». En voici un bref résumé :
1) L’approche débute
par une observation précise et détaillée de la plante en
intensifiant les différentes perceptions sensorielles. Pour cela, il
faut une attitude ouverte, d'étonnement, tous les sens en éveil.
Cette attitude innée chez le petit enfant demande un grand effort de
volonté à l'adulte, souvent empli de connaissances qui forment un
filtre entre le « donné » à connaître et sa conscience.
2) Exerçant cette
approche par tous les sens, j'en viens à me demander d'où viennent
ces formes. Comment se sont-elles constituées ? La méthode « tirée
de l’observation de la plante » est alors de l'observer dans le
temps. Je ne peux comprendre les formes issues de sa croissance dans
le temps et l’espace en la regardant en un instant donné. Il me faut
observer les différentes étapes de la croissance du coquelicot dans
son environnement, de la germination de la graine jusqu’à son
dépérissement. J’essaie de participer intérieurement au processus de
croissance pour ensuite essayer de le « recréer » en imagination,
pour approcher la dynamique spécifique de cette plante. Il faut
exercer un mode de penser « vivant » pour saisir les processus
vivants.
3) Goethe a
développé le concept de l’archétype de la plante (aussi appelé
plante primordiale). Il pensait que le même principe formateur
invisible, mais perceptible par la pensée, agit dans chaque espèce
végétale en se spécialisant dans une direction particulière. (3). Il
se posait la question : comment puis-je reconnaître que tel ou tel
objet est une plante ; toutes les plantes doivent bien avoir quelque
chose en commun. Dans chaque objet que nous appelons plante, nous
voyons intuitivement l’action de la plante primordiale. Chacun
d’entre nous, si on lui demande ce qu’est une fleur, répondra que
c’est l’organe ou apparaissent en général couleurs et odeurs. Nus
avons là une brève idée de la partie fleur de la plante originelle.
L’étude de la métamorphose des plantes peut intensifier et préciser
cette étape. On constate que de nombreuses plantes à fleurs suivent
une triple métamorphose : dans les feuilles, puis dans la fleur et
dans le fruit – tous ces organes étant formés de feuilles, ce qui
est confirmé par la biologie moléculaire moderne. Un lien, une
continuité invisible réunit les feuilles. Si l'on compare les
feuilles successives, on s'aperçoit que c'est grâce à notre pensée
que nous parvenons à trouver la cohésion, le mouvement de
métamorphose. C’est-à-dire que dans la plante agit un principe
formateur que nous percevons par notre pensée lorsque nous
reproduisons intérieurement la succession des feuilles. La pensée
est alors employée comme instrument de perception des « forces
formatrices » invisibles aux sens (mais perceptibles à la pensée).
4) C’est alors que
nous pouvons « développer, à partir de la forme primordiale, chaque
cas particulier (espèce végétale ) qui se présente à nous » (4). Ce
faisant, nous parvenons à toucher du doigt la nature spécifique,
intérieure de la plante. C’est à partir de ce moment que l’on pourra
commencer à comprendre ses particularités qu’il faut mettre en
relation avec l’être humain si on veut connaître ses propriétés
médicinales.
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Ainsi on ne peut comprendre la vie à partir
de l'interaction de ses éléments morts. L'approche analytique de la
science suppose, d'une part, que tout est contenu dans les éléments et
d’autre part que tout est présent à un moment donné. Nous avons constaté
que la plante est un être qui n’est pas entièrement présent en un
instant donné mais au contraire se manifestent au cours du temps, dans
un processus. C’est le cas de toute plante. Ainsi, pour observer la
totalité d'une plante, il faut la regarder à un moment donné dans son
milieu et, d’autre part, la regarder dans le temps, de la graine qui
germe à la prochaine graine qu’elle formera.
La plante n'est par un objet, présent à un
moment donné, mais un « événement, un processus » qui se déroule dans le
temps et dans un contexte précis (son milieu). On se rapproche plus d'un
morceau de musique, en effet la musique ne peut être perçue qu'au fil du
temps ; une note ou l'ensemble des notes écoutées en un instant ne donne
aucune idée de la mélodie.
En
guise de conclusion cette très belle citation d’A. Portmann, grand
biologiste suisse : "tout ce qui est visible est la manifestation d’une
signification ; la nature entière est image, langage, hiéroglyphe
coloré. Cependant, nous ne sommes ni préparés, ni habitués à l’observer
vraiment, malgré le haut développement de nos sciences naturelles. Pour
le lire, il faut innocence et simplicité."
Jean-Michel Florin
Notes
bibliographiques :
1) Seamon David
and Zajonc Arthur : Goethe’s way of science. A phenomenology of nature.
State University of New York Press.
2) Bortoft Henry : La
démarche scientifique de Goethe. Éditions Triades.
3) Bockemühl J. : Éveil au paysage (Erwachen an der
Landschaft).
4) Goethe : Métamorphose des plantes. Éditions Triades.
5) Steiner R. : Une théorie de la connaissance chez Goethe. Éditions
Anthroposophiques Romandes.
6) Biodynamis Hors-série N° 5 mars 2003 : Observer le vivant. Éditions
Mouvement de Culture Bio-Dynamique.
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